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Par ariellea Poesie le 18 Janvier 2014 à 12:00
La maman d’Adeline avait la folie des grandeurs mais aussi la bougeotte. Elle quitta la banlieue pour l’avenue de Wagram à Paris puis inscrivit Adeline au lycée Jean De La Fontaine dans le 16ème. Débarquant de ses années à forger ses jarrets sur son vélo, Adeline n’appréciait pas du tout d’avoir à prendre le métro et allait au lycée à pieds : un circuit de six kilomètres débutant par la place des Ternes pas si terne que ça avec son marché aux fleurs embaumant les petits matins et se terminant par la très belle avenue Mozart, bordée de magnifiques platanes et aux architectures de grande renommée, notamment celle de l’hôtel Guimard. Elle a beaucoup marché à travers Paris et peut maintenant prétendre bien connaître sa capitale. Elle arrive donc en classe de troisième, dans les quartiers chics. Elle apprend à aller snober au café du coin, à faire les boutiques, à manger des gâteaux dans les salons de thé. Elle ne fait qu’un bref passage dans cet établissement, juste une année et avec succès. A l'issue de cette année prodigieuse, sa maman achète une maison près de la porte Gentilly dans le 14ème.
Elle est grande, fière et majestueuse. Son teint gris pâle rehaussé d’un toit en ardoises lui donne des allures de grande Dame. Son hublot domine le parc Montsouris. Adeline adore cette maison rue de l’amiral Mouchez. C’est à nouveau un court passage d’une année mais que de souvenirs ! Adeline adore sa chambre « bateau », toute en bois et équipée comme une cabine, avec vue sur le parc. Nous sommes à la période des hippies. Adeline porte des vêtements verts mêlés de violet et des turbans. Changement de quartier, changement de lycée. Finies les balades à pieds à travers Paris, Adeline a maintenant une mobylette Honda P50. Elle prend un malin plaisir à longer le parc Montsouris, passer sous le métro « glacière », descendre le boulevard Raspail après avoir contourné le lion de la place Denfert Rochereau, pour enfin arriver rue Vavin, toute décoiffée. Passé le restaurant chinois, le lycée se dresse là, tout en brique, ressemblant à une prison. Adeline se refait des copains/copines et hop ! C’est reparti pour un tour de rigolades. La joyeuse bande passe des heures à jouer au billard dans un café sur le boulevard Montparnasse. C’est la mode du mini. Mini jupes et m’as-tu vue, mini vélo. A Paris, on est forcément à la dernière mode et Adeline, très fière d’être à la page, met son Honda au garage et fait de belles virées sur son mini. Elle fait aussi de sombres rencontres et sait désormais que la ville est dangereuse parfois.
Lors de ses balades, Elle découvre avec bonheur le quartier latin, le pont de l’île de la Cité et Saint-Germain-des-Prés. Elle s’y rend de plus en plus souvent. Elle aime beaucoup se promener dans cette ambiance jeune et chaleureuse, encore inondée de baba cool, guitares et cheveux longs. Elle fréquente des personnages pour le moins insolites et petit à petit, abandonne le lycée pour l’aventure. Ses sœurs réussissant brillamment dans leurs études, la maison de l’amiral Mouchez commence à se vider. La maman d’Adeline monte une petite entreprise en SARL, de conseil financier et juridique, et loue un grand appartement de fonction place du marché St Honoré, près de l’Opéra. Nouveau quartier, nouvelle vie pour Adeline, entre secrétariat et tentative de vie « normale ». Les quatre secrétaires de sa maman l’intéressent bien plus que son année de terminale. Alors, elle passe des heures à les côtoyer, les observer, voire même les soulager dans leurs tâches. Elle se complait là dans un nouveau jeu, une vocation. Sa sœur aînée qui ne perd jamais le nord, en profite pour lui faire taper à la machine sa thèse sur Monet. Adeline se passionne pour ce peintre et se régale à faire ce travail. Elle s’identifie à l’image que l’on peut se faire – vu dans les films ! – du flic tapant son rapport avec un certain doigté… je veux dire un doigt - ou de l’écrivain sous sa lampe éclairant à peine un bureau juste à côté du lit, dans une pièce petite, sombre et sentant bon l’odeur de la pipe. De temps en temps, elle retourne au lycée, histoire de se tenir au courant du programme en vue du bac. Elle reprend ses marches à pieds à travers Paris. Sa nouvelle direction est surtout le quartier latin. C’est un réel bonheur de descendre l’avenue de l’Opéra, passer sous la vieille porte près des quais, longer le Louvre, traverser le pont menant à la rue du bac et déboucher sur Saint-Germain et son église, puis Saint-Michel et ses toujours hippies.
Le quartier latin : de vieilles rues pavées, tout du moins ce qu’il en reste après mai 68 !, la fontaine Saint-Michel – lieu de rassemblement de tous les jeunes et moins jeunes -, le métro Saint-Michel où de nombreux artistes se sont essayés dans les années 69/70, les quais de seine, les petits restaurants cosys de tous les pays et bistrots, l’odeur du cochon de lait cuit en vitrine et à la broche, les ambiances tamisées, les baba cool et tout le haut gratin fréquentant Saint-Germain-des-Prés. Adeline muse souvent le long des quais où moult chevelus grattent leurs guitares. Elle se fait des amis de la rue et qui vivent dans la rue et se met en quête de faire la manche avec eux. À s’insérer dans ces milieux – expérience des plus passionnantes – Adeline finit par laisser tomber ses révisions. À l’examen du Bac, elle préfère la rue du bac avec son cabaret Don Camilo - tout proche - et ses terrasses de café ainsi que cette maison où le peintre Jean-Baptiste Corot est né en 1796. Libérée des études, elle n’a plus aucune contrainte et ne passe plus des journées entières au quartier latin, non ! Elle y élit domicile. Adeline choisit donc de vivre de l’air du temps, près des guitaristes chevelus. Elle ne se rend même pas compte qu’à ne plus rentrer à la maison depuis si longtemps et n’ayant prévenu personne, elle est en fugue ! Un soir pas comme les autres, elle décide de poursuivre l’aventure en allant passer quelques jours au bord de la mer. La voici donc à l’entrée du périphérique, faisant de l’auto stop, direction la Manche. La Palice aurait approuvé cette décision ! Les bords de Manche quand on quémande dans la rue... Elle trouva sans problème une voiture qui se dirigeait sur Rouen. Ah ! Rouen était un point de chute idéal puisqu’une autre de ses sœurs logeait à l’université. Adeline, ne se sentant pas fugitive du tout, savait donc où elle allait passer la nuit. Après quelques jours à la cité U, elle continua sa route vers le nord, se remémorant cette journée merveilleuse passée avec sa petite sœur à Brighton. Cela fit tilt dans sa tête et elle visa l’Angleterre. Avec ses trois ronds en poche, elle débarque sur le sol british et se dit que visiter Londres ne serait pas du superflu. Alors, rebelote : le pouce en l’air ! Mais du côté gauche, cette fois. Arrivée à Londres, il fallait bien manger et dormir. Pas de soucis, elle tente la manche outre-manche. Alors là ! Dur, dur de faire trois pennies. Au hasard des rencontres, elle passe une soirée avec un irlandais qui lui fauche sa belle montre en argent qu’un pote de Paris lui avait offert. De rage, elle se rend au commissariat le plus proche. Commissariat comme dans les films ! Attente sur une chaise dans un long couloir morose où un inspecteur fait les cents pas. Bureau du commissaire fumant sa pipe et chapeauté melon. Adeline pose plainte et subit un interrogatoire digne de la PJ. Coups de téléphone, attente. Elle ne comprend pas très bien pourquoi on la fait patienter si longtemps. Soudain elle pige qu’ils mènent l’enquête – non sur la montre – mais sur elle et qu’au bout du fil, c’est sa mère.
Deux aimables policiers la conduisent au bateau et hop ! Retour aux pénates. Voyage aux frais de la Princesse jusqu’à la frontière puis à nouveau le pouce en l’air pour rentrer à Paris, sa chère capitale aux sons et lumières.
On revient toujours aux sources.
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Par ariellea Poesie le 10 Janvier 2014 à 12:00
Pauvre Adeline qui ne supportait déjà pas son entrée dans la vie alors qu’elle sortait à peine de cet éther où elle se sentait enfermée, déjà un peu claustrophobe. Elle arrivait donc et voilà pas qu’on lui coupe ce fameux cordon qu’elle serrait si fort. Quel émoi ! Elle crie…. Elle ne veut pas affronter le monde sans filet. Elle est petite et fragile, elle a déjà peur de l’univers qui l’accueille. Sa grande sœur Caroline s’exclame « encore une ! J’en veux pas » et notre Adeline ne comprend pas cette haine qui l’anime.
De sa sortie du cosmos - vous noterez que c’est son premier mal-être - jusqu’à l’âge de trois ans : tout a disparu. Elle ne se souvient de rien. Le cerveau humain est si parfait que nous sommes capables, à volonté, de réveiller ou de faire dormir telle ou telle période de notre vie. Si elle a renié ces trois premières années, c’est qu’elle a dû très mal les vivre.
Aux dires de Caroline, elle n’aurait pas été désirée. Son papa et sa maman n’étaient pas du style à refouler leurs désirs ! Elle aura seulement traduit ses propres sentiments. Adeline sait que ses parents ne l’ont pas spoliée sur ce coup là. Toujours d’après Caroline la maline, ils se disputaient. Leur mère était fatiguée et de toutes manières elle était la quatrième fille alors qu’ils voulaient un garçon. Le coup du garçon : çà, elle veut bien le croire. Elle a toujours été très mal à l’aise dans sa féminité. Quant aux disputes de ses parents, elle n’en n’a aucune souvenance. Pour elle, tout allait bien dans le meilleur des mondes.
Continuons par cette jolie petite ville du Loiret où ils habiteront plus tard, puisqu’elle a effacé la préface. En fait ses souvenirs sont flous mais il lui reste quelques faits marquants qui sentent bon : des fleurs, le Loiret, les barques, la famille, le pont qu’il fallait traverser à pieds pour revenir de l’école ; elle ne parle pas d’y aller ni de ce qui s’y passait… cette phase lui est inconnue. Seul le retour lui incombait : toujours cette envie d’être coconnée, cette recherche de chaleur, de foyer. Pour l’anecdote, La meilleure copine de son autre sœur Viviane s’appelait Sabine. Adeline se souvient de jeux extraordinaires : une voiture toute en sable, décorée de rouge et d’allure moderne dans laquelle elle restait des heures entières sans même penser à rentrer à la maison. Pourtant il le fallait bien. Alors tous les soirs, la rue n’étant pas éclairée et la nuit noire de campagne devenant envahissante, Sabine les raccompagnait. Mais elle craignait de rentrer seule, alors Viviane la raccompagnait et ainsi de suite jusqu’à ce qu’un éclair de courage soit bénéfique à l’une ou à l’autre.
Adeline fit ses débuts dans la vie active à l’école Condorcet, en mat sup (maternelle supérieure). C’est faramineux comme l’aspect des écoles peut rester ancré dans nos mémoires : Condorcet c’était loin, rouge et blanc, austère avec une grosse horloge dominante pour bien rappeler chaque retard. Mais heureusement il y avait tant de bêtises à faire en rentrant à la maison ! L’école n’a jamais eu d’importance à ses yeux : elle avait le sentiment d’être sous-estimée. Le seul fait marquant de Condorcet était le placard où Adeline se faisait systématiquement enfermer pour bavardages, renchérie du bonnet d’âne qu’on lui infligeait et qu’elle portait avec une certaine fierté dans le coin, au fin fond d’une salle toute blanche identique aux cellules pour aliénés. Cela la laissait plutôt indifférente : elle pensait ne rien perdre en étant éloignée du cours. Elle pensait qu’on la prenait pour un âne et avait la certitude de mériter mieux que çà… Alors le placard à balai lui plaisait. Elle y trouvait au moins une escapade au troupeau dans lequel on voulait la faire marcher : ainsi, elle était différente et on s’intéressait à elle.
La situation familiale semblait s’améliorer : très vite, les parents d’Adeline ont engagé une femme de ménage chargée entre autres d’éduquer les cinq sœurs !! Mission impossible. La première était folle : les cheveux noirs, courts et habillée comme une chiffonnière. Elle passait sa tête par la fenêtre de la cuisine et criait on ne sait pas trop quoi qui faisait bien rire les petites. On aurait dit un ver de terre qui s’agitait. La seconde était merveilleuse : une italienne au cœur italien et à la patience d’un ange. Elle a passé toutes les épreuves avec dignité : elle aimait les enfants. Elle emmenait Adeline tous les matins à l’école Raspail, munie de mercurochrome et de pansements car elle tombait sur ses genoux, au moins une fois à l’aller et une fois au retour. Refus d’aller à l’école ou malformation ? Aujourd’hui elle sait qu’il y avait un peu des deux. Mais à cette époque ses parents étaient persuadés qu’elle jouait la comédie et elle en souffrait beaucoup. S’ils lui avaient fait passer une radio, ils auraient vu qu’elle avait un réel handicap aux genoux.
Pour son entrée en sixième, sa maman lui fit faire les vaccins d’usage : les voilà dans le cabinet du docteur et comme Adeline est sensible, on l’allonge. L’homme de science lui plante gentiment la seringue dans la fesse….. Elle s’évanouit pour la première fois… Bravo la science ! Depuis ce jour, elle vit tant bien que mal avec ce lourd handicap. Elle perd connaissance pour un « oui » pour un « non », sa sensiblerie est à fleur de peau, elle ne peut plus voir une goutte de sang ni même en entendre parler sans faire un malaise. Ce jour fatidique, elle a fait de toute évidence un sérieux blocage dont je elle ne s’est pas encore débarrassée…. Quarante-six ans après ! Je crois bien qu’elle a été piquée à vie et c’est dramatique. Chaque malaise lui rappelle un peu plus son mal de vivre. On lui a fait examens sur examens sans jamais rien trouver et pour cause ! Personne n’a jamais compris à quel point cette seringue l’a attaquée dans son for intérieur. Personne : non personne ne la croit… On la soupçonne de comédie ! Elle, si douce d’ordinaire, affiche de la haine pour tant d’incompréhension, du mépris pour la science qui quelque part lui a gâché son existence. La voilà donc condamnée à vivre avec ce handicap… Quel gâchis !
Les mois qui suivirent cet événement douloureux furent une succession de malaises : elle avait peur d’agir seule, peur de se retrouver en société, peur d’avoir peur !
Elle ne pouvait plus aller seule au lycée. Elle faisait des efforts surhumains pour manger à la cantine, elle ne supportait plus les cours de sciences naturelles à tel point qu’on l’en dispensa. Oh ! Elle ne les a pas vues longtemps les souris que l’on disséquait ou les grenouilles que l’on électrocutait ! Pour l’anecdote, le professeur un jour fit un cours sur les sangsues. Adeline a dû tenir cinq minutes je crois. Il expliquait bien, très bien, c’était un bon prof. Il expliquait si bien qu’elle les sentait sur sa jambe ces sangsues et elle les voyait pomper à l’intérieur de ses veines et puis.… Vidée, elle tomba à terre sans connaissance. Ce fut son dernier cours de sciences naturelles.
Les agrafeuses sont – elles aussi – devenues sujet tabou dans sa vie : elle avait un copain Jean-Marie dont elle était très éprise. Grâce à lui, elle trouvait la force d’aller au lycée. Le voir la réconfortait, gommait ses vertiges, remplissait ce vide si profond dans son âme. Ils étaient devenus inséparables. Il était son voisin de classe et Adeline commençait à reprendre confiance en elle. Elle redevenait le boute-en-train de la classe et reprenait le cours de ses bêtises. Jean-Marie n’en ratait pas une non plus : un jour, juste « pour voir », il décida de mettre son doigt dans l’agrafeuse. Adeline se souvient juste qu’on la transporta dans un fauteuil à l’infirmerie !…. Bannies les agrafeuses ! Jean-Marie s’en est longtemps voulu… Mais ça a bigrement renforcé leurs sentiments !
Tout était devenu sujet à malaise : une miette de pain trop grillée : Adeline y voyait du rouge ! Une agrafeuse, une foule, une démarche à faire…. Tout l’empêchait de vivre malgré les conseils de Viviane « Tu ne dois pas avoir peur du sang ! Le sang c’est la vie »
Ces paroles résonnent encore dans ses tympans, remuant le flux de ses veines.
Ses parents ne pouvaient pas l’accompagner tous les jours : il fallait bien qu’elle surmonte ses frayeurs. Elle arrivait péniblement jusqu’à la classe et perdait connaissance aussitôt. On appelait son père ou sa mère qui revenaient la chercher. Le même scénario se répétait deux, trois, quatre fois par semaine ! Arrivée à la maison, elle était en pleine forme. Tout semblait dire qu’elle trichait et tout le monde en était persuadé. Sa chère sœur Caroline la traitait de flemmarde… Comme elle se sentait malheureuse ! ! C’était une lutte de chaque instant - avec elle-même - et elle était toujours perdante. Elle perdait confiance, elle s’enfonçait dans un abîme sans fin, elle était seule avec ses angoisses. Elle se fuyait.
Chaque événement déstabilisateur devenait un boulet énorme à traîner. Un midi, alors que sa copine Margot s’était coupée la lèvre à la cantine, elle demanda à sortir. Dans la cour, n’y voyant plus rien pour cause de cerveau bloqué par l’horreur de la scène à laquelle elle venait d’assister, fuite du problème, choc émotionnel et tant sa tête lui semblait lourde et paralysée, elle s’évanouit, tombant la face sur le crépi du mur bien blanc. Elle se réveilla à l’infirmerie encore une fois, la lèvre ouverte et le nez arraché. Il fallut plus d’un mois pour cicatriser physiquement… Moralement je n’en parle même pas ! Elle ne pouvait pas se soigner ni se regarder dans la glace et pourtant il fallait bien l’appliquer cette pommade cicatrisante ! Un vrai cauchemar.
Voilà le genre d’aventures qui arrivent à Adeline par sensiblerie, par je ne sais quoi qui détruisit une partie d’elle-même le jour de la piqûre. Seul l’amour réussit à la guérir mais elle n’a jamais eu de chance en amour ! Son médicament est donc à trop faible dose.
Elle aimerait tant rencontrer Bayard, le chevalier sans peur et sans reproches, son guérisseur médiéval. Elle l’attendrait cloitrée dans sa tour d’ivoire, cette tour où y voir ne se résume qu’à chercher le pourquoi du comment. Comme elle espère être sauvée par un galant lui chantant des sérénades et l’emmenant voler vers d’autres cieux sur son cheval fougueux !
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Par ariellea Poesie le 6 Octobre 2013 à 12:00
Le métronome guidait ses mains sur le piano, révélant à sa petite cloche interne qu’il indique sans balivernes le tempo. Elle se plaisait dans cette chambre isolée près de l’entrée, juste avant la forêt vierge qui illustrait le long couloir et où elle imaginait des rythmes endiablés. Tapotant dans cet univers où les collections d’instruments de musique à cordes, de pipes et de peintures à l’huile ou au couteau ainsi que les dessins au fusain et à l’encre de chine de son père, s’affichaient fièrement. Il était un artiste dans l’âme. Il peignait tout ce qu’il voyait, il collectionnait les guitares, violons, mandolines et banjos dont il jouait en virtuose sans même connaître le solfège. Le soir à la maison, tournaient en boucle sur le phonographe des soixante-dix-huit tours de Sydney Bechet ou encore de Georges Brassens. A la radio, on écoutait Maurice Chevalier, Charles Trenet, Frank Sinatra.
Adeline a donc été élevée au vibrato et sa corde sensible n’a cessé d’être taquinée.
Adolescente, elle était émerveillée par Isabelle, sa camarade de classe, virtuose passionnée de doubles-croches que ses doigts fins dirigeaient comme un vrai chef d’orchestre. Chaque passion nous amène à rencontrer des personnages tout autant enflammés : nous sommes maintenant en pleine période hippie et Adeline en compagnie de sa petite sœur, parcourt les festivals de pop et de folk, une fleur dans les cheveux et bien loin de la « petite fleur » de Sydney. Les trompettes et saxophones sont assourdis par l’arrivée des guitares électriques et des pédales Wah-Wah, les cabarets et jazz-bars n’intéressent pas la nouvelle génération.
Nouvelle génération qui grandit fort heureusement et n’oublie pas ses racines, son éducation. Adeline fonde un foyer et se fait plaisir chaque été par un séjour en bord de mer avec ses enfants. Elle est plus que jamais fondue de musique et s’offre le festival de Lorient où elle découvre les danses et les chants celtiques, les Fest-noz et retrouve avec beaucoup de bonheur cette ambiance chaleureuse d’un orchestre à proximité d’une table de bistrot. Elle aime ce contact avec les musiciens, elle se régale et revoit avec délectation ce violoniste qui la charmait un soir dans un restaurant russe aux lumières tamisées ou encore ce groupe qui jouait du jazz manouche pendant qu’elle se léchait les babines devant une bonne ratatouille méridionale.
Elle décide d’aller à la découverte de tous les genres locaux, elle se rend en Languedoc et apprécie les excitants chants occitans, elle se remémore ses vacances en catalogne lorsqu’elle était petite et qu’elle dansait la sardane, elle se promène aussi aux « Francofolies » de La Rochelle où les sons s’échappent jusqu’au-dessus des remparts et rejoignent le ballet des étoiles dans une nuit bleutée où dansent les cuivres et cymbales. Le ciel ressemble alors à une partition où les astres sont des clefs de sol. Dans sa maison, du soir au matin et du matin au soir, coule une musique de fond, elle cherche visiblement le style qui l’envoûtera à nouveau.
Son amie Sylvie l’emmène en boîtes de nuit où elle a quelques potes branchés mais ce n’est pas encore ça, Adeline se lasse jusqu’au jour où l’occasion faisant le larron, elle reçoit une invitation pour écouter une nouvelle chanteuse jazzy au quartier Saint Germain à Paris. Elle pénètre dans une cave voûtée où on l’invite à s’asseoir à un guéridon nappé de rouge. Ça discute, ça trinque et ça rit. Ici, point de cravates, de jabot ni de gants, tout le monde se ressemble un peu et cherche néanmoins à se démarquer. Ça sirote son verre tandis que les artistes nous entrainent dans un monde de libertés, d’improvisations prenant aux tripes. Dans cette taverne enfumée, les Jazzmen font un tabac. Une musique comme ça, ça se vit, ça entre par une oreille et ne veut plus en sortir. La chanteuse à la voix sensuellement grave peut conquérir tous les cœurs et elle sait déambuler entre les tables dans sa robe fendue jusqu’aux mollets. Adeline est séduite par cette atmosphère qui l’entraîne vers d’étranges univers où seul le swing est roi.
Une invitation ne venant jamais seule, elle découvre le festival de jazz en Val d’Oise… Vaste programme ! Il y en a pour tous les goûts. Elle était loin de s’imaginer que le jazz pouvait être rock, classique et même déambuler en fanfares dans les rues pavés de ces charmants villages de vieilles pierres et jusque dans les églises. Elle veut tout connaître de cette musique. Il y a même des formations sur les péniches, quel régal ! Au son du jazz manouche, elle sait qu’elle a fait bonne touche. Oui ! C’est ce style trépidant qu’elle préfère avec ses solos passants d’un joueur à l’autre. Bravo bravo bravo ! A-t-elle envie de clamer.
Mais qui sont donc ces illustres personnages qui sont capables de réveiller en nous moult diablotins enfouis, d’aller chercher dans notre ego tous nos désirs les plus fous, de titiller notre libido car oui, tous les sens sont en alerte et la jouissance est omniprésente à l’écoute du jazz. C’est une musique à émouvoir les plus frigides, à les dérider à leur propre insu, à mettre le feu dans les âmes !
Chauds, chauds les marrons chauds : l’hiver a installé ses quartiers et Adeline passe ses soirées à regarder des films et vidéos sur la vie des plus grands jazzmen. C’est ainsi qu’elle découvre que Sydney Bechet était un bagarreur au fort caractère et qui cependant a désormais son buste dans un jardin du sud de la France : ce sera l’une de ses prochaines destinations. Quant à Duke Ellington, c’est grâce à un incident de baseball qu’il est orienté vers le piano qu’il pratique avec peu de fougue d’ailleurs car tout ce qui l’intéresse, c’est de jouer dans la rue avec ses copains. Ah ! Ces artistes, ces génies qui bien souvent n’aiment pas les études, sont de grandes leçons pour l’humanité. Adeline est fascinée et encore plus par le grand Django Reinhardt, le manouche et sa façon de jouer dans un style si particulier, car gravement blessé à la main dans l’incendie de sa roulotte et perdant l’usage de deux doigts, il lui a bien fallu s’adapter. Il n’était pas question de lâcher sa passion ! En fin de compte, c’est plutôt lui qui a dompté l’instrument, trouvant un sens à ce terrible accident. Et que dire du si généreux Louis Armstrong aux lèvres abimées par sa trompette tant il s’y donnait et qui fit même chuter les Beatles au top du hit-parade en mille neuf cent soixante-quatre ?
Mais revenons-en au sud de la France. C’est là qu’Adeline passera ses prochaines vacances. Avec sa vieille guimbarde, elle se rend à Six-Fours près de Toulon. Le lieu en lui-même est déjà un appel à la joie, Adeline profite bien, découvrant des sites merveilleux. Il fait très chaud et la plage de sable fin avec son air marin devient indispensable pour s’hydrater convenablement. C’est ainsi qu’elle fait une halte au Brusc, charmant petit port de pêche aux couchers de soleil incomparables. Tiens ! Y aurait-il un spectacle ce soir ? Toutes ces chaises installées près de la jetée sont un appel au peuple. Adeline se renseigne et effectivement ça va swinguer en bord de mer, on attend un orchestre de jazz. Jazz ? Vous avez dit jazz ? Adeline est tout aussi comblée qu’impatiente que la nuit tombe avec son chapelet d’étincelants saxophones se mêlant à la ronde des étoiles.
Etoiles, stars… Il n’y a qu’un pas. Adeline flâne et attend, humant les bonnes odeurs de fritures qui envahissent la place. Petit à petit, la foule arrive et la petite ville s’habille de fête. Du jazz à flots, des flots près du jazz, la musique flotte au-dessus du port. Envoûtante nuit noire, jazz is black ! Adeline est portée par les notes et son âme vagabonde. L'immensité donne à croire au "sans faute", plus une mouette ne rit à la ronde. Face à la jetée ses pieds ont le blues ! Elle admire, elle s'emplit des délices de la nuit. Soudain la batterie s'enflamme :
Un concert, un solo....que dis-je ... Un délire la prend aux tripes : ce petit homme saute, virevolte, il est branché sur cent mille volts ! Son tam-tam, ses baguettes, rien ne lui résiste. Toute la ville, le cœur en liesse, tape du pied sur le macadam. Chaleur moite et contrebasse, merveilleuse odeur de sucre et jamais de marée basse.
Tendre Brusc, brusque joie !!!
La soirée se termine par un pétaradant feu d’artifice où Adeline, encore en proie au solo du batteur, voit s’élancer dans le ciel les feux de Bengale… en rythme. Ça part dans tous les sens, là aussi il y a une belle orchestration. Elle entend même des roulements de tambours et c’est le bouquet : voici que retombent en gouttelettes toutes les notes envolées, sous forme de palmiers la baignant dans un monde d’exotisme. Elle se laisse porter par la foule qui décidément n’a pas l’intention d’aller se coucher. Elle suit le mouvement, tout son être vibre encore.
Au-dessus de la mer endormie, flotte un air jazzy. Quelques barques se dandinent tandis que le phare cligne près de la digue. Adeline respire à fond les baffles et retourne en ville. Elle s’assied à une terrasse de café et, comble du bonheur, commande… un tango bien frais.
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Par ariellea Poesie le 24 Juillet 2013 à 12:00
C’est dimanche, Mamette reçoit la famille…
Sempiternel rite hebdomadaire !
Avec Eléonore, elle s’affaire pour bien recevoir ses hôtes. Sur le petit marché local, elles ont acheté des fruits et légumes aux couleurs méridionales, de la bonne viande et des crustacés, sans oublier le fameux cru régional et les oreillettes de Vernet-les-bains. Tout bon, tout frais, rien que de la qualité ! Il faut dire que la famille, c’est du beau monde. Elle est grande la descendance et le repas du midi, c’est un banquet. On met les petits plats dans les grands et surtout, on préserve le protocole. Couverts à viande, couverts à poisson, couteau à fromage, petites cuillères en argent sans oublier la fourchette pointée vers la table et les couteaux flirtant avec les porte-couteaux sous l’œil vigilant des verres à vin et des verres à eau. Adeline, en vacances chez sa grand-mère, est sollicitée pour installer la table, cela fait partie de son éducation. Elle bougonne et préfèrerait aller jouer avec ses copains mais elle se plie aux bonnes manières. La tâche accomplie, elle se pose un instant sur le rebord de la fenêtre, profite du soleil qui la caresse doucement et des oiseaux nichés dans les arbres. Leurs chants la transportent à quelques lieues de là. Elle s’imagine au pays de Gargantua. Comme elle aimerait pouvoir manger avec les doigts, lécher son assiette et rire à gorge déployée ! Mais déjà les voitures se garent sous les marronniers. Les oncles, les tantes et neveux viennent de tous horizons et principalement de Castelnaudary, dans l’Aude. Ils ont traversé la montagne noire et rapportent de la bonne charcuterie. Le cassoulet, c’est chez eux qu’on le déguste. Adeline se remémore alors son dernier séjour là-bas : dans la douceur de sa tartine miellée, elle admirait la danse des blés face à la montagne noire. Le vieux moulin tournait et riait tandis que la tramontane chassait l’humidité et faisait remonter jusqu’aux narines la divine odeur du cassoulet.
Joie des retrouvailles, embrassades et accent du midi, le bonheur envahit l’espace. L’apéritif est servi tout en bas du jardin, près du torrent. Les discussions vont bon train : on prend des nouvelles de chacun, on plaisante, on chante même parfois. Treize heures : Eléonore, du haut de la terrasse, agite la petite cloche « à table ! ». Hum, ça sent bon au premier étage ! Guidés par le fumet, nos invités prennent place. Les serviettes sont brodées main aux initiales personnelles. La nappe blanche se marie à la lumière de la pièce, quelques roses sont disséminées çà et là. Adeline reçoit moult compliments pour sa décoration et voici le défilé des plats. Il y a plusieurs entrées, au choix, afin que tout le monde y trouve son soûl. Les plats de résistance, c’est poisson et viande, ainsi il y en a pour tous les goûts. Adeline aime tout, elle s’empiffre d’autant plus que le repas s’éternise et que les enfants n’ont pas droit à la parole. Alors pour ne pas s’ennuyer, elle mange et mange encore. Heureusement, il y a la liqueur digestive avant la suite. Bien sûr les enfants ne boivent pas d’alcool mais Adeline a trouvé une astuce. Elle a cueilli quelques câpres de capucines qui font autant d’effet. Elle adore ça bien que ce soit un peu fort en bouche. Soudain, son visage s’éclaire, non à cause de sa trouvaille mais parce qu’elle suit du regard sa petite sœur qui, cachée dans les plis de la nappe qui touche terre, attrape discrètement les verres et s’amuse à vider tous les fonds ! Voilà une belle diversion qui ravit Adeline. A l’heure de l’odorant plateau de fromage, toute la famille cherche la petite sœur et Ô stupeur… pour rigoler, ah ça oui, elle rigole mais les grands s’inquiètent. Adeline restera marquée à jamais par cet événement. Elle prend conscience que certains jeux sont dangereux mais heureusement, après une bonne sieste, la niña réclame son goûter. Il n’y a pas de bobo.
Do, do, l’enfant do… la famille a vite régurgité les relents d’alcool.
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Par ariellea Poesie le 22 Juin 2013 à 12:00
Chef de bande. Oui, c’est bien ça, c’est son truc… Depuis qu’elle est née, Adeline rêve de faire des exploits, de jouer les glorieuses, de porter un diadème d’étoiles.
Son père a trouvé du travail en région parisienne où il achète un appartement. Promotion en vue… Maisons-Alfort : il y a de la joie dans l’air. Adeline du haut de ses cinq ans, adore cet immeuble encore en construction… chouette ! Tous ces rouleaux de ferraille où grouillent les rats font son bonheur. Elle joue et rejoue. Elle bondit et rebondit sur ce trampoline improvisé : à cet âge-là on est inconscient ! Elle fait ses débuts dans la vie active à l’école Condorcet. Le seul fait marquant de son bref passage dans cet établissement est le placard où elle était systématiquement enfermée pour bavardages, renchérie du bonnet d’âne qu’elle portait avec une certaine fierté. Cette punition l’amusait, au moins on s’intéressait à elle. Petite satisfaction, petite gloire.
A l’école Raspail, qui était déjà moins loin que Condorcet, Adeline a fait les pires bêtises et pourtant elle était toujours parmi les mieux notées et même appréciée ! Son institutrice favorite parce que bonne à persécuter, s’appelait Madame Ourson. Comment se prendre au sérieux avec un nom pareil ? Elle : elle y arrivait. Un jour, ne supportant plus l’enfant espiègle qu’était Adeline, elle a violemment lancé son cartable à travers la classe. Il dépassa le mur du son, acclamé dans un vacarme foudroyant de rires de mioches diaboliques, laissant sur le flan Madame Ourson. C’était l’éducation de l’éducatrice : désarmée, elle mit au panier sa vieille règle en bois qui lui servait de fouet et toute la classe devint raisonnable. Les rires lui avaient démontré l’énormité de son geste et l’avaient rendue sociable, voire presque digne d’être aimée ! Raspail, c’était aussi les jeux stupides des filles dans la cour. Il n’y a rien de plus gnangnan qu’un groupe de filles dans une cour d’école. Comme Adeline aimait bien jouer les gros bras et que Raspail était devenue mixte, elle s’amusait avec les garçons. Les filles chuchotaient et blasphémaient sur son passage. Cela la faisait assez rire et très vite elle devint le chef d’une horde de gars… alors là, mes vieilles… les griffes sont sorties ! Une d’entre elles cependant devint sa copine. Elle était différente et adhérait à fond : c’est tout ce qui comptait pour entrer dans son cercle. Notre chérubin inventa un nouveau jeu, un défi à elle-même. C’était osé lorsqu’on a que sept ans : elle allait dépouiller l’école de ses fournitures scolaires ! Belle vengeance en perspective… Adeline mit à exécution son plan : tous les jours, à petite dose, elle emportait chez elle les cahiers, crayons, gommes et principalement les supports de cours. La stratégie était simple et le jeu dangereux : accéder aux armoires et les vider, doser savamment pour que le stock ne baisse pas à vue d’œil, changer d’armoire chaque jour. Ah la belle librairie qu’elle avait montée dans sa chambre ! Elle était riche… riche et fière. Petite satisfaction, petite gloire, la tête dans les étoiles...
Lire le texte en entier : Adeline la friponne
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